Nos goulags nationaux
Un sujet semble bien échapper subrepticement aux débats précédant la présidentielle : notre honte nationale, nos goulags nationaux. Le 1er Février 2012, la France a connu un record historique : 65 699 détenus, qui aurait pu inciter à se pencher sur la question de l’univers carcéral oublié, dramatique, et à s’interroger une fois encore sur le bien fondé de ce système.
En décembre 2011, paraissait un rapport accablant de l’Observatoire International des Prisons, indiquant une hausse du nombre de suicide de 12% en 8 mois, et déplorant la déliquescence du lien social dans des prisons surpeuplées.
Cet aspect, régulièrement mis en avant par les médias, est extrêmement préoccupant : le taux de surpopulation moyen est de 115%. Mais c’est dans les maisons d’arrêt que les taux sont les plus atterrants. Pour rappel, ces institutions sont prévues pour les condamnés à une peine inférieure à 1 an et les prévenus placés en détention préventive dans l’attente de leur procès (qui représentent un quart des détenus en France). La maison d’arrêt de la Roche-sur-Yon peut se targuer d’un taux d’occupation de 260% par exemple, et nous pouvons en déduire que cela laisse moins de 2 m2 de superficie de vie par détenu. L’entassement amène à des conditions d’hygiène et d’insalubrité insupportables. En Nouvelle-Calédonie : les détenus côtoient rats et cafards, au sein d’un espace confiné, où ils passent 23 heures par jour.
En outre, le taux de suicide en milieu carcéral, qui fait aussi l’objet de fréquentes remontrances de la part des observateurs, est significatif de l’état actuel de nos prisons. Les médias s’emparent de temps en temps du problème lorsque survient une mort spectaculaire, ou bien un suicide collectif, mais il est bon de rappeler qu’un détenu se suicide en prison tous les 3 jours, pour 3 tentatives par jour derrières les barreaux. Le nombre de suicides en France est un record dans l’Union européenne.
Dans nos prisons, se pratique la torture, et les alertes de la Cour Européenne des Droits de l’Homme ne réveillent pas les esprits : si la surpopulation va à l’encontre de la dignité humaine, la « casse morale » rituelle des détenus revêt bien d’autres formes abjectes. On l’observe à travers les violences entre détenus, mais aussi par d’ignobles pratiques telles que la fouille au corps abusive. Il s’agit, de fouiller intégralement, à nu, le détenu, ce qui peut être compris dans des situations graves. Mais lorsque des autorités pénitentiaires pratiquent cette opération de manière humiliante jusqu’à 8 fois par jour sur un détenu comme ce fut le cas pour Mr El Shennawi, il me semble qu’on a à faire à de la torture visant à briser moralement un être humain.
Cette situation honteuse, vomitive, ne semble de plus pas être en passe de s’éclaircir, à en juger par la politique de privatisation des prisons que pratique l’Etat français.
Face à ce constat d’une dérogation de l’Etat de droit dans nos établissements, on hoche la tête, sidérés. Mais en réalité, la réaction est faible, car c’est un univers qui parait inaccessible, lointain. On distingue intuitivement les normaux, des criminels, sans conscientiser notre condescendance. La prison, on n’y passera pas, mais il faut que ce soit décent quand même pour ces autres, les fautifs. Les détenus ne forment pas une population à part, et s’il advient que nous passions par ces lieux inhumains, nous aurions nous aussi une rage légitime et sans limite.
L’Etat a-t-il le droit – à partir du moment où un individu a le statut de « coupable » – de le traiter comme un animal ? Hors de ma vue ceux qui me rétorquerons que : « tant pis pour les mauvaises conditions, de toute manière, ils l’ont mérité ! « . D’une : on ne trouve pas en prison que des criminels. En effet, parmi les prévenus incarcérés, les 3/4 ne feront finalement des peines n’allant que de 0 à 6 mois. Et, il ne faut pas oublier les erreurs judiciaires, finalement courantes, notamment dans des affaires médiatisées, où il est nécessaire que quelqu’un paie. De deux : quelle belle manière d’apprendre le civisme que de torturer. C’est à mon sens, l’ensemble de la logique punitive de notre Etat qui doit être interrogée, dans une France ayant aboli l’esclavage. Il faut en revenir au rôle initial que l’on attribue aux prisons. Il y a bien une idée de mise à l’écart, mais aussi et surtout de réinsertion. Au lieu de punir pour apprendre, elle stigmatise et exclue. Avec l’industrialisation des prisons et des peines, la France part sur la mauvaise pente. La loi sur les récidives fait de chaque ex-détenu un « dangereux », prêt à être automatiquement jeté en prison s’il commet la moindre erreur, même un vol de bonbons. Comme si la justice pouvait être automatique ! C’est là une logique de mise à l’écart, d’effacement des individus gênants, bien loin d’une logique d’éducation civique. Il s’agit d’incarcérer en masse, sans finalité humaine, dans le simple but de produire du chiffre.
On pourrait croire que cela va dans le sens d’une « réparation des victimes », mais c’est là une idée reçue bien erronée. Les études victimologiques montrent bien que les victimes ne cherchent pas une « répression vengeresse », et plutôt qu’un allongement des peines, cherchent une reconnaissance de leur statut de victime. Et plutôt que d’attendre la sanction « perpétuité », bien des victimes – comme Mme Sifaoui, dont le frère fut assassiné – préfèreraient entendre : « on va le garder 5 ou 10 ans, pendant lesquels [un] travail thérapeutique va être accompli et les conditions de sa sortie bien préparées ».
Les détenus végètent donc dans cet univers poisseux. Le monde du crime s’y transpose, même chez des individus purgeant des peines courtes ou s’avérant innocents. Et les traitements ignobles ne peuvent que fomenter une haine contre une société qui oublie, exclue, plutôt que de chercher à en découdre avec le fond des problèmes. On incite dès lors à la récidive, et ce sont bien les prisons qui sont responsable d’un taux d’échec ou de récidives, de 75%.
Il est évident que la victoire serait la fermeture des prisons de fait, la résolution pacifique des problèmes, mais en attendant, la prison autrement est à mon sens envisageable. Des « prisons sans barreaux, sans barrières, ni miradors » sont nées en Corse et ailleurs en Europe, instaurant une relation de confiance entre l’administration et les détenus, limitant la récidive, et par le travail à l’extérieur assurant une plus aisée réinsertion. Bien sur, tous les profils ne correspondent pas aux critères de la détention ouverte, mais c’est à mon avis une belle preuve de l’assurance que leur dédie la société aux « chanceux » prisonniers y siégeant.
N’est une société en évolution que celle qui s’attelle sans cesse à repenser les châtiments qu’elle inflige. A l’heure où l’on s’interroge à nouveau sur un retour à la pratique moyenâgeuse de la peine de mort, je vous pose la question, ne faut-il pas, au contraire se demander si les punitions que la société s’octroie le droit d’administrer sont toujours justes, si l’incarcération n’est pas une forme d’échec cinglant. L’idée n’étant pas d’excuser simplement les criminels, mais de parvenir à la constation salvatrice pour un débat en proie à un lugubre manichéisme, que les « criminels » ne sont pas les autres, des individus ou sous-individus d’une autre espèce que celle des gens normaux. »
Pierre de Fallet