Comment sortir de l’impasse ?
09.06.2011|Semana
Après cent ans de prohibition et quarante ans de guerre, le débat mondial sur les stupéfiants est enfin en train de changer, affirme l’hebdomadaire colombien Semana. Il s’appuie sur la publication du rapport de la Commission mondiale des politiques de lutte contre les drogues, qui constate l’échec de la lutte contre le trafic.
En 2006, la police mexicaine avait saisi 105 tonnes de drogue à Tijuana.
Pour la première fois, un organisme de haut niveau, constitué d’éminentes personnalités des Etats-Unis, d’Europe, d’Afrique et d’Amérique latine, appelle à réviser les conventions des Nations unies sur les stupéfiants. Celles-là même qui justifient la stratégie actuelle de tolérance zéro face aux drogues et la guerre contre les trafiquants lancée il y a quarante ans par le président Richard Nixon. « La guerre planétaire contre la drogue est un échec.” Ainsi commence le rapport de la Commission mondiale des politiques de lutte contre les drogues, rendu public le 1er juin. Ce point de vue est partagé par de nombreux experts, mais c’est la première fois qu’il est lancé à la fois par de telles voix : quatre anciens présidents – le Brésilien Fernando Cardoso, le Mexicain Ernesto Zedillo, le Colombien César Gaviria et la Suissesse Ruth Dreifuss –, l’ancien Premier ministre grec George Papandréou), l’ancien secrétaire général de l’ONU Kofi Annan, l’ancien secrétaire général de l’Otan Javier Solana, l’ancien secrétaire d’Etat George Schultz et l’ancien directeur de la Réserve fédérale des Etats-Unis Paul Volcker, l’ancien ministres des Affaires étrangères suédois Thorvald Stoltenberg, l’ancienne haute commissaire aux droits de l’homme – la Canadienne Louise Arbour -, les écrivains Carlos Fuentes et Mario Vargas Llosa, respectivement mexicain et péruvien, entre autres. Cet organisme succède à la Commission latino-américaine sur les drogues et la démocratie, créé par trois anciens présidents latino-américains, qui, en 2008, avaient produit un rapport analogue.
Cette liste n’est pas seulement représentative par la provenance géographique et par le poids des personnalités qui la composent. La commission bénéficie du soutien de deux multimillionnaires : l’entrepreneur Richard Branson et l’investisseur George Soros. En outre, elle bénéficie de la sympathie de nombreux politiques, qui voient dans la guerre contre la drogue un remède pire que le mal. Parmi ceux-ci, on peut citer le président Juan Manuel Santos : il a déjà évoqué à plusieurs reprises la dépénalisation et déclaré prudemment que ce rapport était « le bienvenu », dans l’attente d’un consensus plus large qui lui permettrait d’afficher ses convictions. L’échec du prohibitionnisme – adopté, à la demande des Etats-Unis, en 1908, à Shanghai – et de la guerre contre la drogue n’est un secret pour personne. Après près d’un demi-siècle au cours duquel on a consacré des centaines de milliards de dollars à la lutte contre ce fléau, le trafic de stupéfiants est le marché illicite le plus important et le plus prospère de l’histoire de l’humanité et il a donné naissance à des organisations criminelles toujours plus complexes et toujours plus violentes. Chaque fois qu’un chef mafieux tombe, dix candidats se lèvent pour prendre sa place. On est bien loin de l’objectif d’ »un monde libéré de la drogue » : la consommation mondiale de cocaïne, d’héroïne et de marijuana a encore augmenté ces dix dernières années, créant de nouveaux marchés et de nouvelles filières. On ne compte plus les absurdités [des politiques de lutte contre la drogue], comme le fait que la feuille de coca, la marijuana et l’héroïne figurent sur la même liste de contrôle dans les conventions des Nations unies, dont la première date de 1961 – autant dire d’une époque où la connaissance sur les stupéfiants était plus moralisatrice que scientifique. Réprimer la consommation au lieu de considérer le consommateur comme un malade ne fait que congestionner la justice, remplir les prisons et saigner à blanc les budgets locaux. Par obsession prohibitionniste, certains refusent de voir les résultats d’expériences novatrices menées dans de nombreux pays, qui proposent des alternatives comme la prescription contrôlée d’héroïne ou de drogues de substitution comme la méthadone ou la buprénorphine, ou encore le remplacement gratuit des seringues afin de prévenir la contagion du sida et de l’hépatite C.
D’autres solutions de rechange sont connues. Fonder la lutte contre les stupéfiants sur des données scientifiques, ainsi que sur le respect des droits de l’homme et les principes de la santé publique, et non sur des préjugés moraux visant à satisfaire l’électorat le plus conservateur. Concevoir des politiques planétaires qui tiennent compte des réalités locales. Ne pas s’appuyer seulement sur les forces de sécurité, mais aussi sur la famille, l’éducation et le système de santé. Axer les mesures de répression sur la criminalité organisée et réserver un traitement pénal différencié aux passeurs de drogue et aux chefs mafieux. Promouvoir la cohésion et la coopération entre les différentes agences de l’ONU qui s’occupent des drogues, au lieu de privilégier les mesures policières. Ces idées ne sont pas nouvelles. Jusqu’à présent, elles n’ont été exprimées que par des experts, trouvant parfois des relais médiatiques influents, comme le magazine The Economist. Moisés Naím, ancien éditorialiste de la revue Foreign Policy, a dressé un état des lieux en 2009 : « Le consensus de Washington sur les drogues repose sur deux convictions largement partagées. La première est que la guerre contre les drogues est un échec ; la deuxième, qu’on ne peut rien y changer. »
Que cette guerre soit un échec, ce n’est plus à démontrer. En revanche, le contexte a changé. Il y a peu, une mesure comme la Proposition 19 – qui visait à légaliser la marijuana et qui a divisé la Californie – aurait paru impensable. Le débat sur la légalisation du cannabis va bon train dans plusieurs Etats des Etats-Unis. Des présidents autrefois partisans enthousiastes des politiques prohibitionnistes en reconnaissent aujourd’hui l’échec. Une chose est sûre, la criminalité liée à la drogue touche de plus en plus de pays et les vieux remèdes ne semblent pas fonctionner. Ce n’est pas un hasard si le service chargé de la lutte contre les stupéfiants à la Maison-Blanche [Office of National Drug Control Policy, surnommé « le tsar de la lutte antidrogue »] s’est empressé de critiquer le rapport et de rappeler que le gouvernement Obama accordait une large place à la prévention.
Toutefois la vraie nouveauté, c’est qu’un groupe de personnalités comme celles qui composent cette commission prônent la remise en cause de l’ancien modèle. Les trois anciens présidents latino-américains qui ont lancé en 2008 cette réflexion sur la nécessité d’un changement de modèle ont obtenu, avec la commission et son rapport, de déplacer le débat des pays producteurs vers une tribune planétaire et, par là même, d’inciter des acteurs éminents des pays consommateurs à participer à la discussion. Il ne s’agit pas seulement de débattre. La composition même de la commission – qui, outre d’éminentes personnalités, dispose d’un poids financier – et la publication de son rapport laissent à penser que l’idée fondamentale est de lancer une campagne internationale destinée à réviser non seulement l’actuelle stratégie de lutte contre les stupéfiants, mais aussi les conventions des Nations unies, en les adaptant à la réalité de la production, du trafic et de la consommation des drogues. Cela seul permettra d’ébranler la deuxième conviction dont parle Naím, à savoir que la guerre contre les drogues ne peut pas être remise en cause. Et c’est la preuve que le débat sur les drogues dans le monde a enfin commencé à changer. Même s’il est encore trop tôt pour parler de la fin de la guerre contre les drogues, peut-être est-ce déjà le commencement de la fin.