photo Jérôme Diaz
Extait du dossier de presse : Le réalisateur Juan José Lozano De nationalité suisse et colombienne, Juan José Lozano, né en 1971, s’est formé à l’Université Nationale de Colombie. Producteur et réalisateur indépendant, il a tourné de séries documentaires de télévision pour le Ministère de la Culture colombien entre 1994 et 1998. En 1998, il s’installe à Genève où il réalise plusieurs films engagés touchant aussi bien à sa ville d’accueil – l’immigration et l’intégration des jeunes étrangers à Genève dans Un train qui arrive est aussi un train qui part, 2003 –, qu’au conflit armé en Colombie, dont il décrypte les effets sur la population (Le bal de la vie et de la mort, 2001 ou Jusqu’à la dernière pierre, 2006).
Hollman Morris, 39 ans, journaliste colombien
Morris couvre depuis plus de 15 ans le conflit armé interne en Colombie, avec une attention toute particulière portée sur le thème des droits de l’homme. Depuis 2002, il est le producteur et réalisateur de l’émission Contravia (à rebours). À travers des dizaines de reportages de 25 minutes, Hollman Morris a filmé les plus graves atteintes aux droits de l’homme en Colombie, ce qui forme l’une des archives vidéo les plus importantes sur l’histoire récente du pays. L’émission a été soutenue par l’Union Européenne, par l’Open Society Institute, par le Canada, par le Royaume-Uni et par les Pays-Bas.
Il a reçu en novembre 2007 l’un des prix les plus prestigieux au monde : le Human Rights Watch Defender Award.
La Colombie, une dynamique de l’autocensure
Selon Reporters sans Frontières, la Colombie demeure l’un des pays les plus dangereux au monde pour l’exercice du journalisme. Bien que le nombre d’assassinats ou d’enlèvements ait baissé au cours de ces trois dernières années, la capacité de pression des forces obscures (guérillas, paramilitaires, narcotrafiquants, politiciens, fonctionnaires corrompus) à l’encontre des journalistes a fini par l’emporter et demeure intacte. Ainsi, dans maintes régions du pays, les atteintes les plus aberrantes sont perpétrées contre la dignité humaine dans un silence complice. Car les journalistes et leurs employeurs préfèrent se taire, parler d’autre chose et se justifier en disant: « ici, beaucoup de gens sont déjà morts pour dénoncer et, de toute façon, la justice ne fonctionne pas. Les bourreaux occupent des positions de pouvoir, et le peuple est fatigué de ces histoires; il veut à présent se reposer… »
Cette dynamique de l’autocensure, ainsi qu’une crise économique importante à la fin des années quatre-vingt-dix ont réduit considérablement la liberté de la presse en Colombie. Sur les trois quotidiens de circulation nationale en 1999, on en compte aujourd’hui plus qu’un seul, El Tiempo, qui appartient aux familles du vice-président de la république et du ministre de la défense. Dans ce journal, les dépêches qui rendent compte de l’impact du conflit armé sur la population civile sont rédigées, la plupart du temps, à partir des bulletins officiels du Ministère de la Défense et par des journalistes basés généralement à Bogota, loin des zones en conflit. À préciser également que le langage utilisé dans la rédaction de ces bulletins de guerre fait écho de la politique de sécurité du gouvernement actuel; ainsi par exemple, une interprétation qui, ignorant les 4 millions de réfugiés internes à cause du conflit, s’obstine à parler de menace terroriste et non pas de conflit armé interne.
Il est vrai que cet unique quotidien publie également des articles de journalistes plus critiques envers le régime, qui dénoncent la crise humanitaire vécue par la population civile, et qui s’aventurent dans des analyses sérieuses. Mais elles ne sont publiées que dans les pages éditoriales, qui sont lues par une minorité. Ajoutons que le journal est édité à 200’000 exemplaires dans un pays qui compte 28 millions d’adultes !
Une guerre « lointaine »
Ces dernières années, la révolution dans l’univers de la télévision d’information a été de taille : les émissions journalistiques ou documentaires chargées de couvrir le conflit interne sur le terrain ont totalement disparu –à l’exception de CONTRAVIA, bien entendu. Il existe actuellement des émissions d’opinion, des entretiens ou des débats sur deux des trois chaînes nationales. On y aborde parfois la question de la guerre en Colombie, mais de loin, sans montrer des images du terrain. Ainsi, l’effet produit chez le spectateur face à ce genre de débats aseptisés donne à croire que la guerre est lointaine, et que finalement elle n’est pas si terrible que ça. Parce que même si le sujet du débat reste macabre – par exemple, le massacre de tout un village –, les images qui parviennent aux spectateurs sont neutres: des gens instruits et bien habillés sont assis autour d’une table dans un studio de télévision, avec en arrière-plan la vue nocturne d’une grande ville.
Pour finir, les journaux télévisés se sont pliés à la thèse qui prétend que le peuple est fatigué de voir des morts et qu’il faudrait également parler des aspects positifs du pays; ainsi, 70% du contenu de chaque journal télévisé est dédié à couvrir le sport, le show-biz local et les histoires « positives ou amusantes » de la politique nationale.
L’émission CONTRAVIA
C’est dans ce tourbillon d’absence d’images sur l’autre Colombie (celle de la guerre et ses victimes) que CONTRAVIA a été créée par Hollman Morris.
Des peuples indigènes, des Colombiens d’origine africaine, des paysans, des leaders communautaires et des victimes des crimes impunis de la guerre ont ainsi eu droit de cité sur les écrans de télévision. Leurs drames et leurs histoires ont pu être connus du public. Mais cette autre réalité ne fait pas de bonne publicité pour le pays, et Hollman Morris a commencé à recevoir des menaces, surtout lorsque certains épisodes de l’émission ont permis de rouvrir des enquêtes judiciaires contre des officiers de l’Armée ou des fonctionnaires publics impliqués dans des cas de violations des droits de l’homme. Il fut alors mis sur écoute par les autorités policières, l’émission fut suspendue, puis diffusée à nouveau dans un créneau horaire moins favorable. Il reçut par la suite des menaces contre sa famille, ce qui donna lieu à une nouvelle interruption, suivie d’un bref séjour à l’étranger, puis reprise de la diffusion de la série dans un créneau horaire encore plus défavorable que le précédent. S’ensuivirent des prix internationaux, une mauvaise publicité pour le pays, des menaces plus persistantes, un gouvernement nouvellement réélu hostile à la critique, le lent désengagement de l’UE dans les programmes de promotion de la démocratie et de recherche de la paix en Colombie, et finalement… peut-être la fin de l’émission.
Lors de la remise du «Prix International de la Liberté de la Presse» (Canadian Journalists for Free Expression, Toronto 2006), Hollman déclarait dans son intervention: «Dans le contexte international, la Colombie représente une de ces zones grises pour lesquelles il n’apparaît pas de solution. Un de ces conflits interminables qui ne font recette ni auprès des médias, ni auprès des pouvoirs publics, et finissent par tomber dans l’oubli. Pour nous, les journalistes issus de ces zones grises, on sait à quel point nos paroles peuvent sauver des vies et qu’il ne s’agit pas seulement de la vie et de la mort de nos compatriotes, mais de la vie et de la mort de l’Humanité tout court. Comme disait Anna Politkovskaïa: «C’est de nous tous qu’il s’agit.»
Quels ont été vos questionnements, vos doutes, pendant le travail autour de ce film ?
Même si je demeure admiratif envers Hollman et son travail, et si je crois profondément à son combat au point de me laisser emporter dans le film dans des séquences qui font l’éloge de l’engagement, rayant dans une personnification héroïsante de mon personnage, j’étais tout le long du travail de réalisation, même à l’écriture, accompagné de doutes. Et je suis encore aujourd’hui partagé.
Je m’explique : dans les années cinquante, pendant la guerre civile en Colombie, presque un demi million de personnes ont été assassinées à la machette. Lorsque mon grand-père évoquait ces années, c’était pour se plaindre de l’inexistence de la télévision à l’époque : « si je racontais ce que j’ai vu personne ne me croirait, personne ne croirait les choses inhumaines et perverses que l’homme est capable d’infliger aux autres hommes. Personne ne pourrait me croire, car c’est indescriptible. Il aurait fallu voir pour croire. Mais à l’époque il n’y avait pas de télévision pour montrer cela. C’est pour ça que la tuerie a duré si longtemps, pour ça que les gens d’aujourd’hui ne savent pas ce qui s’est passé et pour ça que les gens de demain diront que cela n’a pas eu lieu ». Aujourd’hui mon grand-père est mort.
Et aux tueries des années 50 se sont succédées celles des années 80, 90, 2000 alors que la télévision est partout. Mais les gens continuent à ne pas vouloir croire, à ne pas vouloir voir. J’ai vécu la réalisation de ce film tenaillé entre ma foi dans le pouvoir des images pour changer le monde comme mon grand-père, et le « réalisme sceptique » de beaucoup de gens d’aujourd’hui, le renoncement à toute forme de communication et de dénonciation … d’espoir en somme.
Intellectuellement, je doute parfois, mais à la fin c’est le regard de mon grand-père qui l’emporte, car autrement il serait impensable de continuer à vivre.