Photo Edgar Romero
Installé au Salvador, le journaliste français a été assassiné par les gangs sur lesquels il travaillait depuis des années. Mercredi 9 septembre 2009, la police du Salvador a arrêté mercredi cinq suspects, dont un policier,
envoyé spécial au Salvador Michel Peyrard – Paris Match
Quand, il y a cinq ans, Christian a annoncé à ses amis qu’il mettait en vente sa maison des Buttes-Chaumont pour s’installer au Salvador, personne n’a été réellement surpris. A 50 ans, « le Poveda » revenait à ses premières amours. L’adrénaline des terrains vagues de son enfance ressuscitait dans ce recoin de la planète, au sein des maquis de la guérilla du Front Farabundo Marti (FMLN).
La griffe Poveda, c’est une passion jamais démentie pour les rebelles, les sans-grade, tous ceux que taraude l’injustice du monde. Qu’ils soient basketteurs, rappeurs dans la banlieue nord de Paris (« Sketba », un de ses documentaires) ou membres d’une guérilla au sigle imprononçable, l’empathie du fils d’émigrés républicains espagnols était immédiate. Le Salvador, petit pays rendu exsangue par une interminable guerre civile, est très tôt devenu son jardin secret. « Quand je l’ai rencontré, raconte Patty, sa compagne salvadorienne, il m’a stupéfiée par sa connaissance du pays : les chiffres, les dates, l’histoire, un vrai ordinateur ! » Ils se sont connus à San Salvador, en 2004, tandis que Christian effectuait un premier travail pour Match sur ce qui allait aussitôt devenir son sujet de prédilection : les « maras », ces gangs dont les membres, tatoués de la tête aux pieds, sont réputés pour leur violence. A priori, tout oppose le documentariste, éternel insurgé épris des bas-fonds, et la jeune architecte, issue d’une famille bourgeoise de la capitale salvadorienne. « Je suis catholique et Christian était le premier athée que je rencontrais, avoue Patty. Mais j’ai été fascinée par son engagement, son éthique, sa conviction profonde que son travail pouvait changer les choses. Christian est l’homme le plus conséquent que j’ai connu. Ce qu’il pensait et disait, il le faisait. »
Ce maudit 2 septembre, il ne va pas déroger à la règle. Il s’est levé comme d’habitude vers 5 heures, s’est installé devant son ordinateur pour rédiger les e-mails dont il inonde quotidiennement ses potes aux quatre coins du monde. Vers 8 heures, Christian rejoint Patty pour le petit déjeuner. Son programme est chargé. Dans une demi-heure, il a promis une interview à un journaliste local à propos de l’exposition de photojournalistes salvadoriens qui s’ouvre vendredi, et dont il est le principal artisan. Il doit aussi préparer l’arrivée, dimanche, d’un reporter français désirant, pour le compte d’un grand hebdomadaire féminin, rencontrer les principales héroïnes de son film qui sortira en France à la fin du mois. Sans compter un passage par la banque, à propos de La Joya, la propriété qu’il a acquise avec Patty à une cinquantaine de kilomètres de la capitale. Patty a déjà dessiné les bungalows de luxe, « type Bali », que le couple veut y faire construire. « A terme, prévoit Christian, jamais à court d’idées, on y organisera un festival international de photojournalisme. » A San Salvador, on le surnomme « la locomotive ». Dans une ville qui s’abandonne volontiers à une léthargie toute tropicale, son énergie subjugue. Mais, ces derniers temps, la motrice donne des signes d’essoufflement. Il est rentré trois jours plus tôt de San Luis Potosi, au Mexique, où il dirigeait un atelier de photojournalisme, l’intestin supplicié par une « torta » avariée consommée dans une cantina. « Bicho
(gamin), on nous a empoisonnés ! » lance-t-il à Lyla, le caniche de la maisonnée, elle-même victime d’une ingestion de mort-aux-rats dont elle se remet à peine. Sa tendresse pour l’animal, qu’il nourrit exclusivement de jambon Serrano et de fromage manchego, a beau susciter les railleries de ses copains photographes, Christian n’en a cure : il a même fait figurer Lyla au générique de son film. Au chapitre des remerciements…
Les marabuntas sont des fourmis carnivores
Son film, son œuvre maîtresse. « La vida loca ». « La folle vie », comme disent les « pandilleros », les membres de ces gangs nés dans les rues de Los Angeles. D’abord mômes déboussolés du ghetto latino, enfants d’immigrés fuyant la guerre civile, qui recherchaient la protection de la bande. Avant de devenir d’authentiques criminels. Au Salvador, on les appelle les « maras », en référence aux marabuntas, ces fourmis carnivores auxquelles rien ne résiste. Deux bandes, la MS 13 et la 18, baptisées du numéro des rues de Los Angeles où elles sévissaient, s’y livrent une guerre sans merci. La « folle vie » de Poveda, c’est celle des membres d’une « clica » de la 18, cellule de base de quartier, premier échelon d’une organisation criminelle très hiérarchisée. La chronique filmée au plus près, caméra à l’épaule, de la cavalcade semée de cadavres et de rires d’une cinquantaine d’adolescents et de jeunes adultes pressés de prendre un peu de plaisir avant de mourir, ou d’aller croupir en taule. Sans aucun doute le meilleur travail jamais effectué sur les maras, au prix d’un investissement personnel extravagant. Pendant dix-sept mois, Christian a pris, chaque matin, le chemin de la Campanera, un quartier déshérité dans lequel la 18 a accepté sa présence.
Le gang rival de la MS 13 a promis de ne pas entraver son travail. « Et les pandilleros n’ont qu’une parole », commentait Christian. Mais celle qui lui avait été donnée ne valait pas pour les membres du clan opposé, qu’il filmait au quotidien. En un an et demi, sept morts, dont celles de trois de ses personnages, ont ponctué le tournage. Christian, la grande gueule au cœur de midinette, qui s’était attaché à ces « gamins », à cette confrérie d’enfants-soldats au partage égalitaire, en a souffert. Il était soulagé que le tournage prenne fin.
La 18 exige qu’une “rente” lui soit versée
Depuis plusieurs jours, il est inquiet. Le film sortira bien en France à la date annoncée, mais ici rien ne se déroule comme prévu. C’est Edgar, son pote photographe, rencontré jadis dans le maquis, qui a donné l’alerte début août. « J’ai découvert que des CD pirates du film circulaient, copiés après une première diffusion sur une chaîne espagnole. J’ai aussitôt contacté Christian car il s’était engagé auprès des maras à ne pas commercialiser le film au Salvador pour garantir leur sécurité. Ou alors avec leur approbation et en leur laissant le bénéfice de la vente de CD. » Les revendeurs confirment : la 18 exige qu’une « rente » lui soit versée, ce qui a fait passer le prix de chaque copie de 1 à 5 dollars. Christian tente d’entrer en contact avec les chefs de bande, ses amis. Mais depuis la fin du tournage, la roue a tourné : certains sont morts, d’autres ont été arrêtés. Une nouvelle hiérarchie a remplacé les absents. Beaucoup plus radicale, et avec laquelle il n’a aucun accord. « Je viens de parler avec les nouveaux chefs, confie lundi soir Christian à son ami photographe. Des “hardcores”, des fous intégraux. J’y vais mercredi. J’ai parlé avec la Chucky [un des personnages du film], qui m’a déconseillé de venir à la Campanera. Mais ça va s’arranger. » A 10 h 30, ce mercredi, Patty voit Christian s’éloigner dans le jardin, téléphone en main. C’est le signe qu’il parle avec des membres du gang. « Une façon de me protéger. » Vers 11 heures, il reçoit un appel de Carole Solive, la productrice du film. Il lui confirme qu’il va prendre la direction de la Campanera, pour rencontrer les nouveaux chefs, « quatre fous furieux qui se prennent pour des caïds ». Objet de la négociation : la venue prochaine du journaliste français du magazine féminin, pour laquelle « ils demandent 10 000 dollars ».
Il prend la route vers 11 h 30 au volant de son tout-terrain. Prudent, il a récemment fait repeindre le véhicule – naguère rouge – en vert moins criant. Il a aussi changé de numéro de portable. A une quinzaine de kilomètres de San Salvador, une ruelle qui s’enfonce dans un vallon et c’est la Campanera. Des gamins gardent l’entrée de ce qui ressemble à un coron. Tout étranger est signalé, ses déplacements sont scrutés. Quand il quitte le quartier, peu après, Christian prend à droite, sur l’ancienne route de Tonacatepeque. Il ne l’a pas empruntée de son plein gré. Fermé par un pont que la guérilla a détruit pendant la guerre civile, ce chemin de terre ne mène nulle part. C’est là, au détour d’un virage bordé de bananiers, qu’on retrouvera son corps. Parmi ceux avec qui Christian avait rendez-vous ce mercredi-là, il y avait la Liro, dite aussi « Little One », la principale héroïne de son film. Un visage d’enfant tatoué d’un gigantesque 18 qui la condamne à mort à l’extérieur du gang. Little One, à l’époque du tournage, était la femme d’El Banban, l’ancien chef de la Campanera. C’était aussi une sorte de fille adoptive pour Christian, qui s’apprêtait à devenir parrain de ses deux enfants. « C’était le père que je n’avais jamais eu. Quand il m’a appelée ce mercredi, je lui ai dit : “Viejo, n’y va pas.” Il devait passer à la maison. Il n’est jamais arrivé. » Ces derniers temps, le journaliste avait proposé à Little One de lui offrir une opération pour la débarrasser de la marque monstrueuse qui, un jour, signifiera sa mort. « Mais on ne quitte pas la 18. Et parce qu’il était comme l’un des nôtres, Christian le savait. »